Résidence da vinci (104)

Isadora aimait beaucoup le charme délicat de son modeste hotel amiénois.
Il avait l'heur de lui rappeler d'où elle venait et que si la fortune sourit aux audacieux, elle est également une maîtresse tout aussi inconstante qu'elle-même.

Ici elle aime à venir se ressourcer dans la quiétude de sa bourgade d'adoption, oublier pour un temps les affres de la guerre, militaire ou diplomatique, afin de s'adonner à une autre forme de corps à corps.

Enfin au premier étage se trouve la chambre de la maistresse de maison.
Cette vaste pièce, abondamment éclairée, fait également office de bureau et, possède une baignoire, chose peu répandue mais fort appréciée de la demoiselle.

Sur une commode on découvre également d'élégants flacons contenant onguents et parfums subtils dont les fragrances embaument la pièce.

S'apprettait à partir pour Paris où sa cousine Elysabeth allait donner naissance. Elle ne prit même pas le temps de faire ses malles, laissant ce soin à Louison, sa bonne.

Alors qu'elle enfilait à la hâte un manteau de voyage cette dernière vint lui porter un papier jauni et tâché. Isadora haussa un sourcil interrogateur, le retrouna entre ses doigts fins et ne pu retenir un hoquet de stupeur en reconnaissant l'écriture penchée, volontaire...

Elle se laissa choir sur le bord du lit qui s'était fort heureusement trouvé là. Sa main tremblait et elle sentait les larmes affluées au bord de ses paupières closes.

Mon Dieu... Il y avait si longtemps... trop longtemps... Plus que jamais elle ressentait le vide immense de cette absence interminable.

Il ne m'a pas oubliée, chuchota-t-elle pour elle-même. Cependant elle n'osait ouvrir le pli tant attendu et tant redouté. Nul n'aurait sur dire quelles nouvelles il allait apporté ! Ni de quand elles dataient...

Peut-être est-il blessé? Peut-être m'annonce-t-il qu'il en a rencontré une autre ? On dit les femmes bretonnes fort belles et peu farouches... Plus les secondes s'écoulaient et plus cette lettre lui brûlait les doigts, tant et si bien qu'elle ne pouvait se résoudre à l'ouvrir.

Isadora restait là, prostrée sur son lit, incapable d'ouvrir l'enveloppe qui demeurait entre ses doigts. Louison, qui observait la scène depuis l'encadrement de la porte, décida d'intervenir...
Elle fit le tour du lit, saisit le courrier et en découpa la tranche haute. La servante en sortit un papier plié, dans le même état que l'enveloppe tombée au sol. Regardant sa maitresse qui n'avait pas bougé un cil, elle lui glissa :

Je ne puis la lire à votre place, mais je suis sûre qu'elle ne contient rien de fâcheux.

Après quelques secondes sans réaction, l'italienne leva lentement la tête, le regard embué, avant de murmurer : Merci

Elle reprit le message d'une main tremblante, et se pencha sur le papier. Louison quitta la pièce, et Isadora commença la lecture :

Citation :

Mon amour,

Voilà deux mois que nous sommes mobilisés. Deux mois de voyage, de batailles et de privations. Mais surtout deux mois loin de toi.
Je suis fatigué de cette guerre qui n'en finit plus. Si seulement l'on pouvait régler tout cela en une seule et grande bataille, mais comme toujours, la guerre nous impose ses propres règles.

En Anjou, le calme est sans cesse perturbé, et l'ordre fragile mis à mal. Nous en Bretagne, en sommes réduit à arpenter des routes étroites, en guettant les bretons malheureux qui croiseraient notre route. Au début, cela m'amusait, et je prenais plaisir à ces petits jeux malsains...
Mais à présent, ces rapines me rebutent, et je me force à les accomplir, au nom du Saint Esprit.

Le soir, je me réfugie dans la prière, m'isolant au pied d'un arbre. C'est d'ailleurs depuis les racines d'un grand chêne que je t'écris ces mots. Toutes mes supplications, mes espérances vont vers toi mon coeur. Je ne prie plus pour le salut de mon âme, je ne pense plus qu'à te retrouver.

Mes jours ne sont qu'une succession de tâches mécaniques. Lever, préparation du départ, chevauchée, de temps à autre un peu de brigandage, remonter le camps, souper, coucher... Nous voyons rarement la ville, et quand nous y entrons, nous nous y faisons discret.
Mon seul désir ici serait de voir la mer, on dit que les cotes bretonnes sont splendides. Azdrine me dit que nous nous y dirigeons, une bonne nouvelle au moins.

Je ne sais pas quand tu auras cette lettre, si tu la reçois un jour...
J'attends ardemment le jour où nous sera annoncée la fin de cette guerre, qu'enfin je puisse à nouveau te serrer dans mes bras. Tu me manques terriblement, je t'aime ma douce Isadora.

Milles Baisers,
Ton fidèle Grinwold

Isadora pressa la lettre contre son cœur, laissant les larmes ruisseler sur ses joues roses d’émotion. En ce petit matin clair la villa baignait dans un silence religieux. Isadora adressa une prière muette à tout les saints de son répertoire, n’omettant aucun nom, en inventant certains dans un soucis de parité italo-française, afin qu’une protection particulière soit accordée à l’élu de son cœur. Elle relut et relut encore les mots si doux de son amant adoré, s’attendant à voir son visage grave au sourire si doux pourtant, surgir d’entre les lignes de sa chère écriture.

Toc, toc… Quelques coups discrets frappés à l’huis la tirèrent de sa rêverie éveillée. Ses pensées mirent longtemps à reprendre leur cours, comme un somnambule qui s’éveille et ne sait plus s’il appartient au monde des rêves ou à celui des vivants.
Madame… Votre voiture vous attend, Madame.
Snirfle ! Heu, oui. Merci infiniment Louison. Merci. Isadora renifla bruyamment comme d’habitude, et s’étant levée, vint saisir la main de sa bonne dans les siennes pour la remercier… pour tout.
La petite eut un sourire ému et s’en fut sans demander son reste. Qui sait, s’interrogea Isadora, peut-être elle aussi avait-elle un être cher sur le front. Ils étaient si nombreux à être partis. Combien reviendraient ?... Et dans quel état ?...

Isadora n’avait qu’un seul remède contre l’angoisse. L’action. Noyer l’esprit dans un flot ininterrompu de décisions urgentes, submergé le corps de tâches éprouvantes afin que le cœur s’oublie. Elisabeth l’attendait à Paris où l’heure de la délivrance approchait à grands pas pour elle et son enfant. Elle se devait d’être là pour sa cousine. Elle embrassa longuement la lettre, la plia soigneusement et la noua d’un ruban de satin avant de la ranger avec milles précautions dans l’un des tiroirs de son secrétaire. Elle fit tourner deux fois la petite clé d’argent dans la serrure, passa cette dernière sur une fine chaîne torsadée qu’elle pendit à son cou. La clé ainsi portée vint se nichée dans le sillon entre ses seins où elle serait en sûreté, bercée par les battements de son cœur.

Après des mois d'absence Isadora était enfin de retour chez elle. Sa demeure lui paraissait extrêmement exiguë en comparaison de l’Hôtel particulier où elle avait séjourné à Paris. Surtout avec l’Enorme comme valet de pied…

Toinette ? Ouvrez les fenêtre mon petit vous serez mignonne, il règne ici une odeur épouvantable de cave… Des images traversèrent en nombre son esprit à cette évocation qu’elle repoussa d’un geste comme l’on chasse un insecte. Gaulthier ? Laisses tomber les malles. Toinette et Madelon s’en chargeront. J’ai besoin d’air je vais faire un tour en ville et peut-être mangerons-nous dans un estaminet. Allons, presses-toi !

Isadora avait vite déchantée... Personne ici ne semblait se souvenir d'elle. Ou si peu...

Aussi c'est le coeur gros qu'elle quitta son foyer en se demandant s'il restait seulement sur terre quelqu'un qui la pleurerait le jour où le Très Haut la rappellerait à lui...

Je crois bien que non... se répondit-elle tristement. La porte de sa voiture fut fermée et elle laissa aller ses larmes sous la voilette rouge qui la protègerait de la poussière des routes jusqu'aux Augustins.

Qu'il est triste parfois d'être née cigale lorsqu'on aspire au bonheur d'être fourmis.

HoooOOooo !!!

Le cocher tira sur les rènes, serra le frein et sauta à bas de son siège. Le valet de pied avait déjà rabattu le marchepied et offrait appui de son poing levé à Isadora qui descendait de voiture.

Elle mit pied à terre et souleva d'une main gantée de chevreau rouge la voilette cramoisie de son élégant chapeau à plumes. Son regard noir se porta avec mélancolie sur les maisons avoisinant sa demeure. Elle ignorait les noms des occupants qui ne le lui rendaient que trop bien.

Sortant de sa triste rêverie passagère, elle se hâta de rentrer, évitant avec souplesse et grâce les domestiques et palfreniers qui déchargeaient ses malles. Elle ota son chapeau qu'elle jeta négligemment sur une commode de l'entrée avec ses gants, entreprit avec dextérité quelques retouches expertes à sa savante coiffure de boucles d'or rouge, et hella sa camériste :

Toinette, mon petit, ne défaites pas les malles voulez-vous ? Je ne reste que quelques jours vous le savez. Le temps de régler les affaires courantes sur mes propriétés et je repars. Vous resterez avec Gaulthier pour tenir le domaine.

Oui ma dame.

Ma dame ?

Oui ?

Vous prendrez grand soin de vous n'est-ce pas ?... Je veux dire... Vous ne laisserez pas quelques malheurs vous arriver ?

Allons, allons, ne te fais donc pas tant de soucis. Ta sollicitude me touche mais tu devrais aussi savoir que je sais me défendre. Et puis je ne serais pas seule ! Je ne m'en vais pas affronter tout ces traitres à moi toute seule ! Et puis tiens ! Voilà que j'en dis plus que tu n'as besoin de savoir ! Allez ! Trève de sensiblerie... mouches-toi convenablement et va me préparer quelque chose à manger. Allez ! file !

Toinette renifla bruyamment, s'essuya dans la manche de sa chemise et sortit à petits pas de la chambre de sa maîtresse pour gagner son office où elle s'activa devant les fourneaux durant tout ce qui restait de la matinée. Isadora de son côté tenta d'ignorer les papillons qui lui dansaient dans l'estomac à la pensée de la mission qu'elle allait entreprendre avec ses frères de l'Ordre du Saint Esprit. La perspective de combats sanglants lui coupait l'appétit et elle regrettait déjà l'ordre qu'elle venait de donner à Toinette... Elle serait dans l'obligation de faire honneur aux mets que lui aurait préparé la petite, sans quoi celle-ci allait encore se mettre à pleurer... Et elle n'avait certes pas envie de la voir se répandre en sanglots à fendre le coeur des pierres pour les quelques jours de calme que les destin lui octroyait avant la bataille.

Une visite impromptue. Voilà ce qui lui aurait remis du baume au coeur. La présence inattendue d'un ami aurait détendu l'atmosphère et aurait sortit Isadora de sa désespérante obsession : restera-t-il quelqu'un pour me pleurer ?...

En ce premier jour de l'an 1456, un messager frappait à la porte de la résidence Da Vinci. Après une courte attente, on lui ouvrit. Il gratifia la jeune servante d'un large sourire en pensant très justement qu'il était aussi payer pour cela.
Ayant été averti de l'absence de la maîtresse de maison, le cavalier confia deux paquets joliment ficelés à la chambrière. Il lui précisa que le rouge était destiné à Dame Isadora, avec l'expresse consigne de ne pas y toucher.
Quant au paquet bleu, il était à l'attention du vieux gaulthier. Sa tache accomplie, le porteur s'en alla continuer sa tournée.

Aussitôt la porte close, la jeune femme déposa le colis bleu sur la table de la cuisine, trop intriguée par l'autre ballot.
Elle savait bien qu'elle ne devait pas, mais son outrageuse curiosité l'emporta sur la raison. Elle fila dans une pièce où elle était certaine qu'on ne l'y dérangerait pas, et défit avec délicatesse la fine toile ocrée. La fouineuse y découvrit un magnifique coffret en bois, accompagné d'une courte lettre. Celle ci disait :

Citation :

Ma chère Isadora,

Malgré mon éloignement, je n'ai pas oublié que le premier jour de l'an est aussi le jour où Aristote nous a béni par ta venue au monde.
Accepte donc ce modeste présent qui, je pense, sera à ton goût. C'est un coffret en noyer marqueté d'ébène et d'os que j'ai déniché chez un artisan à Grenade, il y a quelques mois de cela.
Je suis impatient de te retrouver pour célébrer la nouvelle année, cette soirée promet d'être des plus mémorables...

Chaleureusement,
Grinwold de Morseac

Et sur ces derniers mots, la servante remballa soigneusement le colis sans oublier d'y glisser le billet. Elle ne pouvait s'empêcher d'envier sa maîtresse d'avoir autant de gentilshommes à ses pieds...

Longtemps, oui, le temps était passé depuis son dernier passage dans le bourg d’Amiens. Petit à petit, il retrouvait ce qu’il avait oublié ou laissé derrière lui, ses ruelles, les paisibles rues d’Amiens, une jolie femme… Une longue et lourde cape enroulée autour de lui, tentant de protéger chaque partie de son corps sensible au froid, il avançait sur les pavés, l’étui de cuir bouillis oscillant doucement à chaque enjambée. D’un coup d’œil, gris acier, il nota l’angle usé des longues baraques dans l’avenue. C’était peut-être la première fois qu’il passait par là, peut-être… On lui avait gentiment indiqué la demeure d’une connaissance, sûrement une des plus agréables de sa jeune et remplis vie et puis, elle sentait bon.
Encore quelques pas, et il leva la tête, laissant son regard suivre des voûtes à la grande porte, l’imposante demeure de m’dame Isadora comme il appréciait l’appeler entre amusement et sens pratique.

Sûr que c’était là, il n’avait pas vu demeure plus à la hauteur du nom composé de l’italienne. D’une décontraction naturelle, il posa précautionneusement ses phalanges glacées sur le bois mat, avant d’envoyer trois vagues puissantes sur la grande porte, pour ne pas manquer d’être entendu. Il espérait qu’elle soit rentrée en son domaine et puis quelques nouvelles ne faisaient pas de mal et lui qui haïssait manier la plume, car ayant toujours eu un goût plus doux pour l’acier. Il n’avait pas manqué d’exaucer cette idée, puis il profiterait d’un bon feu de cheminée et de coussins moelleux. Ah, après quelques mois à traîner ses chausses sur les chemins gelés du royaume, tout ça, lui aurait presque dessiné un grand sourire sur ses traits mates, mais pour l’instant rien qu’un grand silence, personne ne semblait accourir et d’une manière presque animale, il colla son oreille sur la porte, plissant les yeux comme pour mieux entendre.
Une grosse bourrade le fit presque sursauter et il fit lestement un pas en arrière alors qu’il commençait à se gratter le cuir chevelu

« Déguerpis d’la toi ! pas de charité, du vent ! »


L’habitude… Il se regarda de bas en haut et tapota sa longue cape, laissant s’échapper des plaques de poussières, dans un nuage de fines pastilles. Non, ça venait sûrement d’autre chose, le voile noir ? sa cicatrice ? ses chausses usées ? ses hardes froissées et trouées ? peu d’importance en fait, il ne pourrait sûrement rien changer à ça.

« J’cherche dame Isadora madame ! dites à votre maîtresse qu’j’suis passé , je suis un de ses a, ‘fin j’suis Athor, simpl'ment Athor ! »

Il haussa les épaules, et s’arrêta de crier, jetant un coup d’oeil sur ses arrières au cas où, si la maréchaussé accourait même s’il en doutait, le temps était peu propice à la promenade mais il allait devoir improviser alors il racla une nouvelle fois de ses semelles les pierres froides et disparut dans la grisaille de la journée. Le cliquetis des boucles de mailles se mélangeant au craquement du cuir sur son chemin, une pensée, sorte d’espérance passagère que la servante qui l’avait rabroué, parle de cette mésaventure à sa maitresse. Qui sait.